top of page

15 - La vie et la mort                        

    La mort est une réalité, une des seules dont on est absolument certain. Le bonheur est un projet plus ou moins réalisable et réalisé. Intégrer l'événement mort dans son projet est incontournable. C'est une question  de sagesse. Recouvrir cet événement à venir par un nuage d'illusions ne peut que perturber le bonheur que l'on construit plus ou moins difficilement. Ce qui ne signifie pas que l'on ne fait pas tout pour se préserver de la mort. Mais en sachant que, tôt ou tard, notre vie cessera.

La mort, inscrite dans l'évolution du vivant.

 

    Mourir par accident, par maladie, par un acte criminel individuel ou collectif ou de vieillesse (terme inexact, car on meurt toujours d'une déficience physique qui s'amplifie avec le temps). La cause principale de la mort n'est pas d'abord à rechercher dans tel ou tel événement. Ces événements ne sont que les occasions d'application d'une cause plus générale et universelle : la mort de tout ce qui vit. Et l'on peut toujours opposer à cette cause nos rêves d'éternité, d'immortalité. Tous ces rêves périssent avec ceux qui les ont exprimés. L'homme que nous sommes est constitué de dizaines de milliers de milliards de cellules. Si l'on détermine bien l'instant de la mort, celui où la personne est déclarée définitivement sortie de la communauté des vivants, la mort est cependant inscrite dans nos cellules dès la naissance. Le mot "mort" a une connotation tragique, dramatique, amplifiée par la littérature, le cinéma. Alors peut-être faut-il parler de disparition. Depuis la naissance des premières cellules, après la fécondation, toutes les cellules portent en elles les moyens de leur propre anéantissement. C'est le phénomène de l'"apoptose", une mort cellulaire génétiquement programmée. La mort des cellules est une nécessité pour l'organisme tout entier, et d'abord pour sa construction avant la naissance. Par exemple, les doigts du fœtus se constituent par la disparition des tissus entre les doigts. Et la mort cellulaire joue encore un rôle dans la formation du système nerveux central. L'apoptose intervient pour supprimer des cellules potentiellement dangereuses pour l'organisme, comme les cellules cancéreuses ou des cellules mal dupliquées, excédentaires. Une sorte de voirie interne et écologique. Lorsque surviennent des conditions  défavorables pour la cellule (produits toxiques, radiations), l'élimination des cellules malades peut conduire à la mort de l'organisme.

    Un autre phénomène des cellules conduit à leur disparition, c'est la limitation du nombre de multiplications de chaque cellule. C'est une réalité qui a été découverte par Leonard Hayflick, en 1961, au Wistar Institute in Philadelphia, Pennsylvania. Le prix Nobel Alexis Carrel avait soutenu (1912) que les cellules normales sont immortelles.(Collégien, j'avais entendu parler de sa culture de coeur de poulet in vitro pendant plus de 30 ans). Hayflick démontre que le nombre de divisions d'une cellule a des limites. Plusieurs théories tentent d'expliquer les raisons de cette mort programmée des cellules (mitochondries, radicaux libres.)

 

    Il est encore très difficile de comprendre pourquoi l'évolution a laissé s'installer un système de mort programmée des cellules. Le vieillissement serait nécessaire à l'optimisation de la reproduction. Des chercheurs (John Haldane) ont remarqué que certaines maladies dégénératives surviennent après l'obtention d'une descendance. Comme les gènes de la mort des cellules n'ont pas d'effets délétères avant l'âge de la reproduction, ils ne sont pas éliminés dans la descendance de l'individu. L'évolution n'élimine pas les gènes du vieillissement parce qu'ils ne sont pas nuisibles avant le temps de la reproduction. Chez certaines espèces, la mort suit brutalement la reproduction (saumon, souris marsupiale...).  Le vieillissement et la mort du vivant permettent donc de maintenir des capacités de reproduction optimales.

    "On constate que chez les animaux dont la longévité a été augmentée par manipulation génétique, il y a aussi, une réduction très importante de leur potentiel reproductif. Prenez les souris dont la durée de vie a été prolongée par la modification du gène pit 1; les chercheurs qui ont mené ces travaux ont constaté que ces souris présentaient en contrepartie divers troubles, tels que le nanisme et une diminution très sensible de la fécondité, voire une stérilité complète."[1]

    La connaissance que les biologistes ont maintenant des facteurs du vieillissement, les "gènes pléiotropes" pourrait permettre de remettre à jour le vieux mythe de l'immortalité, en modifiant ces gènes. Ou en tout cas d'espérer  une longévité accrue en agissant sur l'expression de ces gènes.

Une réalité qu’il ne faut pas fuir. Comme tous les vivants, nous mourrons.

 

    Se masquer la réalité est contraire à la sagesse.

    La coupure qu’ont établie le judaïsme et le christianisme entre l’homme et l’animal permet de privilégier l’homme avec une âme immortelle, que les autres animaux n'auraient pas.

    La racine de cette croyance réside dans la conception dualiste de la réalité humaine. L’homme, selon une tradition que l’on trouve dans de nombreuses cultures serait composé d’une âme et d’un corps (Platon, Aristote…). A la mort, l’âme se séparerait du corps et rejoindrait un monde supranaturel.

    Mais la notion d’âme reste floue. Plusieurs concepts s’y rattachent :

  • « principe vital » : « cause du mouvement vital chez les vivants », selon la définition d’Aristote. On retrouve ce concept vague lorsque Bergson explique la vie par l’ « élan vital ». Mais les mots seuls n’expliquent rien. Prendre les mots pour des explications est une tendance constante de la philosophie et de la théologie. Faute de connaissances suffisantes sur les mécanismes de la vie on s’en contente généralement.

  • « Esprit » : A ce mot lui-même, on peut rattacher « intelligence ». On entre alors dans le domaine de la psychologie. Et là, depuis quelques années, la connaissance a fait de gros progrès, par une meilleure connaissance du cerveau, de ses zones, et de ses manifestations chimiques et électriques. Et on n'en est qu’aux débuts (électro-encéphalogramme, l'IRM fonctionnelle, imagerie de diffusion fonctionnelle). Nous n’en dirons pas plus sur un domaine complexe qui dépasse largement la compétence de tout un chacun.

  • "conscience" Traditionnellement, elle est le propre de l’homme, à la différence des animaux. Selon Descartes, pensée, conscience, caractérisent l’âme. L’animal, lui, n’aurait pas de pensée, il agirait par instinct.. Des idées devenues complètement obsolètes depuis que l’on connait beaucoup mieux le fonctionnement de l’intelligence animale, qui ne se distingue guère de l’intelligence humaine que par son niveau de complexité.

 

    De tous les animaux, l'homme est au sommet de la hiérarchie, grâce à son cerveau, qui possède (estime t-on), entre 86 et 100 milliards de neurones. Ce qui donne la possibilité d'établir une multitude de relations neuronales, une multitude d'interconnexions  pour trouver des solutions d'adaptation aux difficultés de la vie. La constitution du cerveau de l'homme ne s'est pas faite en quelques jours. (Voir l'article 8 - Histoire de l'homme dans l'évolution)

    Ajoutons encore que, avec les mêmes méthodes scientifiques, l'exploration du cerveau des animaux  les plus proches de nous, tels les grands primates, a permis de déterminer chez l’un comme chez l’autre des zones cérébrales tout à fait semblables

    En dehors du cerveau qui les produit, il n'y a ni conscience, ni intelligence, ni esprit, ni amour, ni haine. On qualifie de matérialiste quelqu'un qui nierait l'existence de l'esprit. Mais voir dans l'esprit, ou dans l'"âme" une émanation du corps, et plus précisément  du cerveau, ce n'est pas en nier l'existence, c'est se le réapproprier.

    Se réapproprier son esprit, mieux en comprendre son fonctionnement, en tenant compte des contraintes purement physiologiques de l'organisme, prendre en compte sa disparition future avec celle du siège de la pensée, ce n'est pas le minimiser. Depuis longtemps, les hommes et même leurs prédécesseurs, se sont efforçé de conserver l'expression de la pensée, d'abord par des peintures, puis par l"écriture, et maintenant par des techniques de plus en plus sophistiquées comme les enregistrements sonores et vidéos. Ces techniques ne font pas survivre la pensée, mais elles en gardent l'expression. Qu’il nous suffise de dire que les notions vagues d’âme, d’esprit, ne sont pas suffisantes.

​

Que penser des Expériences de mort imminente (EMI)

​

    Des patients affirment avoir eu l'expérience d'une  mort imminente (EMI), et rapportent des sensations et des images qui seraient aux frontières de l'au-delà. Expériences intéressantes pour ceux qui croient en l'au-delà et pensent tenir là une preuve de son existence. Il s'agit d'un phénomène dont on ne connaît pas toutes les composantes, mais pour lequel des médecins, des neurologistes, ont tenté de trouver une explication. Bien sûr, l'explication la plus rapide serait de dire que ces patients ont vraiment franchi la frontière qui touche à l'au-delà. Mais il faut remarquer que les expériences décrites font état de sensations  physiques et visuelles, ce qui impliquerait que l'hypothétique au-delà serait accessible par une perception corporelle. Pourquoi pas ? Après tout, les descriptions de communication avec l'au-delà, avec les esprits ou avec tel ou tel saint de la mythologie religieuse font état de perceptions corporelles : toucher, images visuelles, langage articulé.

    Mais il est plus raisonnable d'analyser les sensations décrites par les patients et de tenter d'en connaître les mécanismes physiologiques. Parmi les sensations retenues, on notera la vision d'une lumière au bout d'un tunnel, la sensation d'une décorporation qui donne au sujet l'impression d'être au-dessus de son propre corps, un sentiment de paix et de tranquillité. La clé de tous ces phénomènes pourrait bien se trouver dans une déconnexion des organes percepteurs d'avec le cerveau, celui-ci fonctionnant en "roue libre"

    Un neurobiologiste suisse, Olaf Blanke, a réalisé une expérience qui ne reproduit pas complètement une EMI, mais qui explique la phase de décorporation . Le médecin stimulait différentes zones du cerveau d'une patiente épileptique par de faibles décharges électriques. Alors qu'il atteignait la région séparant le lobe temporal du lobe pariétal, la patiente s'est écrié: "Je me vois d'en haut" . La patiente observait son propre corps. "Soumis à un choc électrique, un grand stress ou un manque d'oxygène, le cerveau ne parviendrait plus à distinguer les informations provenant de l'intérieur et de l'extérieur du corps. L'individu serait incapable de se situer correctement dans l'espace."[2] La perception d'un tunnel lumineux pourrait s'expliquer par le fonctionnement autonome du cortex visuel, ne recevant plus d'informations de la rétine.

    Plus banalement, la période de sommeil correspond à un blocage de la communication entre nos organes percepteurs et notre cerveau. Lequel fabrique des images et des sensations perçues comme réelles. Ce sont les rêves.

    La plupart, nous avons l’expérience de l’anesthésie générale, à l’occasion d’une opération chirurgicale. L’anesthésie a la propriété de mettre le cerveau dans un sommeil total. C’est une sorte de mort provisoire. Un jour,  notre cerveau arrêtera complètement et définitivement ses fonctions. Que restera-il alors de notre « âme », de notre « esprit » ?

Faut-il craindre la mort ?

 

    Apprendre à mourir (comme disait Montaigne), c'est ne pas se nourrir d'illusions. Beaucoup de jeunes vivent comme si la mort ne les concernait pas.[3] Le courage n'est peut-être trop souvent que l'illusion sur ses capacités à ne pas mourir. On prend beaucoup de risques en pensant que la mort n'existe que pour les malchanceux et les vieillards.

    Les religions ont inventé l'éternité pour que l'homme supporte sa finitude. Réincarnation, résurrection, permettent de voiler la dure réalité, celle du cadavre que nous serons (ou, plus précisément, que nous ne serons plus) et qui aura cessé de vivre.

    Malgré les illusions qu'elle engendre, la religion catholique a de grandes plages de bon sens. La cérémonie du mercredi des cendres rappelle au croyant qu'il n'est que poussière, et qu'il retournera en poussière. Mais cette cérémonie a pour but de se préparer au dimanche de Pâques, qui célébrera la résurrection du Christ.

​

    (Nous avons déjà rencontré, dans l'article précédent, le philosophe grec Epicure, et sa conception lucide sur le bonheur. Ce qu'il dit de la mort devrait définitivement nous éloigner de la déformation que l'on a faite de sa pensée, interprétée faussement comme l'exaltation d'une vie de plaisir.)

    "...Celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc, la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus."[4]

    À la lumière des connaissances sur l'évolution, on peut penser que la crainte de la mort est inscrite dans le comportement de l'individu vivant, et qu'elle est un moyen de préserver l'espèce à travers l'individu. C'est une crainte naturelle. Et si elle ne disparaît pas, cette crainte est cependant transcendée lorsqu'on risque sa vie au bénéfice d'une cause qui dépasse le simple individu : le groupe, la patrie. Mais ce dépassement peut être aussi bien mis au service d'une noble cause (sauver son prochain) qu'au service d'une idéologie mortifère (les kamikazes de Daesh)

 

    Ici, Epicure nous apprend à aller encore au-delà. Ne plus avoir peur de la mort, en considérant qu'en définitive, elle ne concerne pas le vivant que nous sommes encore, et ne concernera plus le mort que nous serons.

    "Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité."[5]

    La peur de la mort est un mécanisme mental installé chez les vivants supérieurs. Ceux qui n'auraient pas peur de la mort ne préserveraient pas leur vie, et mourraient prématurément sans se reproduire. Ils seraient donc éliminés, laissant place à ceux qui jusqu'à leur période de reproduction permettent, par leur attention, de prolonger l'espèce. La peur de la mort suscite  chez l'individu ou dans la société la création d'un monde imaginaire qui n'est plus celui de la vie, mais qui vient en compensation d'une peur nécessaire à la sauvegarde de l'espèce.

Epicure   -242 -270 av. J.C.

    Ne plus avoir peur de la mort est probablement - à l'instar d'Epicure - le fait d'un esprit, parvenu à un degré supérieur de conscience.  Quelle extraordinaire sagesse d'une conscience, qui, issue de l'évolution de la vie, est capable d'en comprendre et d'en transcender les mécanismes de conservation. 

 

                                     CITATIONS DU TEXTE

​

[1] http://planete.gaia.free.fr/animal/homme/mort/science.sait.mort.pourquoi.html

[2] Cité par Science et Vie N°1067, aout 2006, page 54

[3] Les accidents de la route sont la principale cause de mortalité des jeunes adultes.

En 2011, les 15-24 ans représentent 13% de la population totale mais 25% des tués sur la route (soit 991 morts). Les accidents de la route représentent ainsi la première cause de mortalité chez les 15-24 ans. Chez les 18-24 ans, 38% de ces accidents mortels sont liés à la consommation excessive d’alcool…

[4] Epicure, Lettre à Ménécée. Traduction de Octave Hamelin (1910) Édition électronique (ePub, PDF)

[5] idem

​

Le 26   janvier 2017

bottom of page