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Amours, prothèses et endomorphines.

Les jambes ne servent pas qu’à marcher et à courir. Le secours de mes jambes m’a été précieux dans une période où – pour moi – tout partait à vau-l’eau.

Après ses premières expériences extraconjugales, ma première  épouse  était devenue agressive, me tançait pour n’importe quel prétexte. De sa part c’était sans doute une façon de se justifier. Si elle trouvait des raisons de m’agresser – pour une vaisselle jugée mal faite, par exemple – c’est qu’elle avait raison de me tromper avec n’importe quel « mec » de rencontre. Je répondais très peu à ses agressions, affectant le plus souvent une indifférence qui n’était que le masque de mon désarroi. Ce flegme n’était qu’apparent, mais il était difficile à supporter pour elle. Elle me l’a confirmé plus tard. Je ne retrouverai mon équilibre affectif et mental que lorsque j’aurai rencontré – bien des années plus tard – celle qui a été et qui est resté la femme de ma vie. Et dans cette période transitoire et douloureuse, mon goût de la marche et de la course m’apportait un secours indispensable et inattendu.

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Quatre ans après ses premières aventures amoureuses,  en 1985, mon épouse avait demandé le divorce, refusant une garde partagée, pour ma plus grande douleur, dans le but évident de faire de moi un débiteur dont elle s’efforcerait de tirer le maximum d’argent. (Dans le même temps, son père me volait mon entreprise et mon travail. Je n’avais plus de ressources. Mais c’est une autre histoire). Elle n’avait pas hésité, pour avoir les meilleures dispositions possibles, à affirmer que j’avais exercé sur elle une « véritable torture morale intolérable », ce qui l’avait contrainte à partir avec nos enfants. Et que je lui avais fais subir mon « adultère ». La chance m’avait souri quatre ans après ses premières infidélités. J’avais retrouvé une vie affective et familiale.

J’ai entrevue assez récemment, pour une rencontre sans lendemain, celle qui m’avait largué.  Je lui dis : « M’accuser d’adultère, il fallait oser ». « Tu aurais pu toi aussi m’accuser d’adultèreS », me répondit-elle. (Je n’en avais pas l’intention, et je n’aurais pas su par quel bout commencer). Bref, selon elle, nous étions à égalité. J’espérais simplement qu’elle n’avait pas trop souffert de ma bien tardive infidélité.

Dans cette période de stress et de pauvreté, d’autant plus stressante que ma vie paternelle avec mes trois enfants était bien compromise, j’avais compris que la maîtrise de mon corps était la condition de mon équilibre psychologique. Je courrais beaucoup, je faisais de nombreuses escapades en montagne. Il est probable que je produisais, dans mon cerveau, ce qui n’a été découvert que très récemment : des endomorphines, qui ont des propriétés analogues à la morphine. J’espérais, sans trop y croire encore, retrouver un jour un équilibre non plus dans de simples activités physiques, mais dans une vraie relation d’amour. En attendant ce moment encore très hypothétique, je cultivais mon équilibre corporel. Dans cette période, (j’approchais de la quarantaine) mes articulations  étaient encore souples. Probablement je ressentais déjà de l’arthrose, mais c’était vivable.

Ma nouvelle vie familiale reprenait en 1989 (j’avais 50 ans). Un mariage et la naissance de ma fille m’apportait un bonheur que je n’espérais plus quelques années avant.  Pendant plusieurs années, nous avons partagé, ma femme, ma fille et moi de nombreuses marches dans les Aravis et dans les Bauges. Je me souviens que, alors que ma fille avait quatre ou cinq ans, nous l’avions équipée avec un baudrier. Je la tenais en laisse, et elle en profitait. Au risque de nous casser la figure, elle bondissait dans les descentes, confiante dans la main qui la soutenait, parfois la portait à bout de bras. Nous partagions aussi souvent nos ballades avec des enfants, des petites filles voisines, copines de ma propre fille. Cependant, je me réservais parfois des courses en solitaire pour satisfaire les capacités et les besoins de mes jambes.

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Mais d’année en année, l’arthrose s’installait dans mes articulations. Il est vrai que je ne les ménageais pas. Elles devenaient de plus en plus douloureuses, les unes après les autres.

En 2005 (j’avais 66 ans), j’ai reçu ma première prothèse de hanche.

Je me souviens que quelques jours avant, je faisais, seul, une excursion en montagne. Et bravant la douleur d’une hanche dégradée, je descendais un pierrier en courant, en me disant que cette hanche avait fini sa carrière et qu’elle serait jetée à la poubelle dans 2 ou 3 jours. Le chirurgien avait une solide réputation, et il me confia que sa vocation venait de son amour du bricolage.

Assez rapidement je m’habituais à cette nouvelle articulation faite de plastique et de métal, mais qui se comportait comme une articulation d’origine biologique. Quelle délivrance !

Quelques semaines après, la mécanique me rappela à la réalité. Au cours d’une course en forêt je m’arrêtais habituellement devant une souche d’arbre, toujours la même, où je pratiquais quelques extensions musculaires. Cette fois-ci, alors que j’avais la jambe gauche en extension, je ressentis brusquement un « crac ». La prothèse s’était luxée, la tête de la prothèse était sortie de son logement dans le bassin. La douleur est minime, mais l’impression est désagréable : la jambe n’a plus aucun appui interne. Et il est alors impossible de reposer le pied sur le sol. Elle est à l’abandon. Je me demandais d’abord comment j’allais m’en tirer. En appui sur la seule jambe droite, je laissais pendre la jambe capricieuse, et je secouais un  peu l’ensemble. « Crac », la tête de la prothèse avait fini par rentrer dans son logement du bassin.

Je continuais ma course comme si rien ne s’était passé, me promettant de faire attention – à l’avenir – à des mouvements inappropriés mettant la prothèse en péril. Dans les années qui suivirent, je subis plusieurs luxations sur cette hanche, peut-être 10 ou 15, et pour les toutes dernières, secouer la jambe récalcitrante ne suffisait plus. Je découvris cependant des gestes efficaces qui assuraient la réintégration de la prothèse. Aujourd’hui, quatorze ans après cette première opération, je n’ai pas à m’en plaindre. D’autres ennuis plus graves prendraient le relais.   

En 2013 (j’avais alors 74 ans) l’arthrose du genou gauche devenait insupportable. Il était nécessaire de faire subir au genou un  traitement analogue à celui de la hanche gauche. Le chirurgien précédent avait pris sa retraite, et je confiais l’opération à son successeur à la clinique. Je souhaitais ne pas avoir d’anesthésie générale. Tout se passa bien. Et j’ai le souvenir des bruits d’outillages électriques, meules, scies,  que je percevais derrière un paravent de toile bleue. Après un mois ou deux de repos, je pouvais de nouveau reprendre une activité normale, et même un peu de course en forêt.

Mais l’arthrose de la dernière hanche, la droite,  continuait sa progression, et en décembre 2014, je retrouvais mon chirurgien pour – je l’espérais – une dernière opération. Pour mon chirurgien, c’était une première, parce que pour la première fois il réalisait une opération en chirurgie ambulatoire. Opéré un matin de décembre, je devais rentrer à la maison le soir même. Dans l’après-midi, il me rendit visite et m’invita à marcher, sans béquilles dans le couloir. Très fier de son travail et de son patient, il me filma alors que je me déplaçais sans difficultés dans le couloir de la clinique.

Le 7 janvier 2015, les frères Chérif et Saïd Kouachi assassinent  onze personnes dans les locaux de Charlie Hebdo à Paris. Une marche de solidarité est organisée un peu partout en France, et notamment à Annecy. Je décide de rejoindre cette marche, avec mes béquilles, et quelques jours seulement après mon opération. Catastrophe : je me prends  les pieds dans les béquilles et je tombe sur le trottoir. La douleur est assez violente.  Des passants généreux veulent m’aider, me relever. Je comprends que ce n’est pas possible, que la jambe n’est plus reliée au bassin. Transporté à la clinique par les pompiers, c’est un dimanche, les personnes de l’accueil ne comprennent pas que je souffre, et me laissent seul jusqu’au lendemain. Mon épouse vient me réconforter.  J’ai avec moi un comprimé d’Advil que je prends, faute de mieux.

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Après les radios d’usage, le lundi matin, le chirurgien est assez effaré de constater les dégâts sur son travail. Agissant comme un levier, la pique de la prothèse a fait éclater le fémur pas encore soudé dans lequel elle était insérée.  C’est du rafistolage qu’il faudra faire avec des vis et des câbles d’acier.

Après ce rafistolage, sous anesthésie complète, je suis immobilisé pour plusieurs semaines dans un lit que mon épouse a installé dans la salle de séjour. Ma dépendance est totale, aussi bien pour le bassin que pour la nourriture. Il faudra plusieurs mois de kinésithérapie pour reprendre progressivement une marche et ranger les béquilles à la cave. Je déclare à mes amis en plaisantant que je suis une victime collatérale de Daech.

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Progressivement, et après une période de kinésithérapie, je reprends des marches en forêt, d’abord avec des béquilles, puis  avec des bâtons de marche.  Mais, sans être violente, plutôt handicapante,  la douleur dans la jambe droite est persistante. J’ai perdu 2,5 cm de longueur, que je dois combler avec des talonnettes. Pendant longtemps, j’ai le sentiment que  rien ne progresse, et je ne me fais aucune illusion. 

Parmi les multiples circuits que je connais dans la forêt du Semnoz, j’en privilégie un parce qu’il n’est pas très long, qu’il est suffisamment accidenté pour favoriser un bon entraînement musculaire. Je le pratique plusieurs fois pas semaine. Avant 2015, je bouclais ce circuit en trois quart d’heures. Mais je dois me rendre compte, sans toujours chronométrer, qu’il me faut maintenant au moins une heure. Je n’ai plus les mêmes moyens. En 2019 (j’ai maintenant 80 ans) ma condition a des hauts et des bas. Alors qu’à certaines périodes j’ai l’impression d’accomplir des progrès, d’autres périodes m’indiquent qu’il ne faut pas rêver. Sans espérer jamais retrouver les conditions physiques que j’avais il y a 20 ou 30 ans, je ne désespère pas d’atteindre un niveau supérieur à celui que m’a laissé mon handicap. Il y a plusieurs mois que j’ai complètement oublié les béquilles, et c’est déjà un progrès.

Je tente de faire une marche d’une heure chaque jour. C’est un échec. Au bout de 4 jours, les douleurs et la gêne me dissuadent de continuer à ce rythme.

 

Et puis au mois d’octobre, à la faveur d’un temps tardivement estival, je continue mes marches d’une heure, tous les 2 ou 3 jours. Et comme je constate d’indéniables progrès, les jours d’écart entre chaque marche se resserrent, jusqu’à devenir quotidiens, cette fois, sans laisser de vraies séquelles. En même temps, mes capacités respiratoires et cardiaques sont optimales, et n’ont jamais été vraiment affectées, sinon par une inertie trop longtemps supportée. A tel point que le lundi 14 octobre, je décide de couvrir la course habituelle en trois quart d’heures, comme quatre ans auparavant. 

Tout naturellement je retrouve, dans la plus grande partie du circuit, un rythme de course, bâtons relevés. Certes, pas à une vitesse de course de 100 mètres, mais ce n’est déjà plus une simple marche. Cette fois, je me chronomètre. Et  je réussis dans les temps que je me suis imposés. Je suis aussi heureux de ma réussite que peut l’être un athlète vainqueur pendant les compétitions du championnat du monde d’athlétisme que j’ai suivi quelques jours auparavant. Et le lendemain, pas de séquelles.

J’espère désormais pouvoir participer de nouveau à quelques ballades en famille. Peut-être même porter sur mes épaules ma merveilleuse petite fille de deux ans.

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